Antithèse et grâce commune, 2 principes déterminants de la théologie d'Abraham Kuyper

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Abraham Kuyper (1837-1920) est un théologien hollandais qui est aussi important que méconnu. Figure majeure de la théologie réformée calviniste, il fut un écrivain prolifique, le fondateur de l'Université Libre D'Amsterdam et fut même premier ministre des Pays-Bas (1901-1905). Aussi, nous nous réjouissons de la parution en français de ses célèbres "Essais sur le Calvinisme"; aux éditions Kerygma. À cette occasion, nous republions la préface rédigée par Yannick Imbert, en espérant que cette série d'introduction vous donne envie de découvrir cette œuvre stimulante.

Pour bien comprendre cette dimension spirituelle de la notion de vision du monde, il faut voir que Kuyper s’appuie sur un principe théologique déterminant. A cause de la radicalité du péché et de la radicalité de la grâce, il existe en quelque sorte, et de principe, deux sortes de personnes. Celles qui se sont attachées à Christ, et celles qui sont restées « en Adam », selon la typologie de l’apôtre Paul en 1 Corinthiens 15. Kuyper en tire une conséquence. Puisqu’il existe deux types de personnes, il existe aussi deux types de données scientifiques, deux types de pratiques artistiques. Il est important de souligner ici qu’il s’agit d’une différence de principe.

Cette différence de principe entre deux types de personnes est établie en rapport à la palingénésie, c’est-à-dire la régénération spirituelle. Ce renouveau (la palingénésie) a une conséquence spirituelle importante. C’est par cette transformation graduelle opérée par le Saint-Esprit que notre vie entière devient un « sacrifice de bonne odeur » rendu à Dieu. Là aussi la théologie radicale de Kuyper prend une dimension profondément spirituelle. Dieu nous a créés non pas comme si nous étions des morceaux d’un puzzle mal ajustés, mais comme un tout, des êtres entiers. Le péché a affecté notre nature entière. De même, le renouvellement que Dieu opère en nous touche notre être entier. Ce n’est pas seulement notre relation avec Dieu qui est restaurée par le Saint-Esprit, mais aussi toutes nos pensées et nos actions. Toutes nos activités sont en conséquences dépendantes de ce nouveau regard, transformé, sanctifié, que nous portons sur le monde et sur les activités humaines.

A côté de cette différence de principe, Kuyper discerne un autre principe, tout aussi important, qui mitige en pratique cette opposition radicale. En plus de la grâce particulière, spéciale, qui travaille en vue de notre salut, il existe également une grâce (ou bonté) commune qui se dévoile de trois manières1. La première est dans la providence générale de Dieu, qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et il fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes » (Matthieu 5.45). La deuxième manifestation de la grâce commune dans le monde est la limitation de l’impact du péché, que Dieu lui-même opère. Par une merveilleuse et mystérieuse bonté, Dieu restreint les effets que le péché aurait pu avoir. Enfin, la troisième manifestation de cette grâce commune est la possibilité même de contribuer à la vie civile et au développement de la société, à travers tous les domaines de la vie humaine.

Il faut ici bien faire attention et préciser la fonction de la « grâce commune ». Certains théologiens néocalvinistes craignent, par exemple, qu’elle puisse compromettre le premier principe, celui de l’antithèse. Cependant, bien comprise, ce n’est pas le cas. La notion de grâce commune ne sert donc pas à nier l’antithèse qui existe entre ceux qui sont « en Christ » et ceux qui sont « en Adam ». Elle sert plutôt à expliquer comment, malgré le principe d’antithèse, nous pouvons tous, chrétiens, athées, bouddhistes, participer aux domaines humains qui font partie intégrante de la création de Dieu. Ceci est source d’émerveillement. La grandeur de la recherche scientifique ou la beauté de la production artistique sont autant de vocations humaines préservées par l’action de la bonté de Dieu. Il demeure, en toutes choses, le garant de la possibilité même de l’art, de la science ou de la vie civile.

Nous pourrions questionner la sagesse de l’expression « grâce commune », qui pourrait laisser penser que, par elle, nous pouvons atteindre le salut autrement qu’en Christ. Après tout, la grâce, n’est-ce pas ce qui sauve ? Comment alors parler d’une « grâce commune » sans sous-entendre qu’il existerait une sorte de « salut commun »? Il faut reconnaître une certaine ambiguïté liée au terme « grâce ». Pour éviter cette possible confusion, certains ont proposé de remplacer le terme « grâce » par celui de « bonté ». Il serait effectivement peut-être plus sage, et même plus pertinent, de parler de « bonté commune » de Dieu envers sa création.

Conclusion

Cette brève introduction ne peut bien sûr pas totalement rendre compte de la théologie de Kuyper, ni de sa profonde vision apologétique. Les quelques points mentionnés servent plutôt de marqueurs, de mise en relief de certaines notions déterminantes dans la pensée du grand théologien néerlandais.

C’est à l’occasion du centenaire du passage dans la gloire d’Abraham Kuyper que le projet d’éditer cet ouvrage s’achève. Le texte qui a servi d’inspiration fondamentale pour le mouvement néocalviniste est pour la première fois disponible en français. Bien qu’à l’origine le qualificatif « néocalvinisme » ait été utilisé par les critiques de Kuyper qui voulaient mettre en avant les profondes différences entre le théologien néerlandais et son prédécesseur français, Kuyper l’a repris à son compte de son vivant. De fait, l’expression peut aussi être utilisée d’une manière positive, dénotant une théologie qui, fondée sur la théologie calviniste, n’en proposait pas moins une avancée positive adaptée à son époque. Le qualificatif « néocalviniste » est encore utilisé de nos jours, certes beaucoup moins en France que dans le monde anglo-saxon.

Nous espérons que ce qualificatif de néocalviniste n’arrêtera pas le lecteur dans son élan. Il y a, chez Kuyper, tout ce qui est nécessaire au déploiement d’une théologie en interaction réelle et profonde avec le monde que Dieu a créé. Dans un 21e siècle toujours en train d’éclore, il revient aux disciples de Christ de s’inspirer de Kuyper afin de vivre une foi qui, elle aussi, puisse proclamer que tout appartient à ce Christ qui réunit en lui l’univers entier (Éphésiens 1.10).

1 L’enseignement désormais classique concernant les trois points de la grâce commune fut adopté formellement par un synode des Eglises chrétiennes réformées (CRC) aux Etats-Unis en 1924. Voir « The Three Points of Common Grace », PRCA, http://www.prca.org, consulté le 27 novembre 2018.


3 ressources pour aller plus loin


Yannick Imbert

Yannick Imbert est professeur d’apologétique et directeur de Licence à la Faculté Jean Calvin (Aix-en-Provence). Il est aussi président des Éditions Kérygma, ainsi que membre de la Commission Théologique du Conseil National des évangéliques de France (CNEF). Il est l'auteur de plusieurs livres dont une introduction à l'apologétique (aux éditions Kerygma/Excelsis), est blogueur sur le site De la grâce dans l'encrier et anime également le blog d'apologétique culturelle Visio Mundus.

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